Tu passes ta vie à penser que tu es montée toute croche. Tu
grandis, tu mûris, tu vieillis et on te fait remarquer que tu es croche, sans
jamais te spécifier à quel niveau. Tu cogites, tu te palpes, tu te scrutes. Tu
travailles fort afin de te redresser dignement, parce qu’on essaie de te
placarder un rigoureux tuteur pour te réaligner selon la norme, bien malgré ta
tangente naturelle. Puis un beau jour, en fin de journée, ça te frappe de plein
front comme une flèche au milieu d’une cible tricolore : tout le monde
autour de toi aussi s’avère être tout croche. Ils ne sont juste pas penchés
dans le même angle que toi. Tu vois leur « crochitude », mais eux,
comme ils ont tous le même angle, ils pensent qu’ils sont droits. Alors leurs
erreurs, leurs aberrations, leurs incohérences, leurs perceptions, même si tout
est carrément tordu, tout est conséquent et acceptable pour eux.
Mais toi, tu vois que ta maudite « crochitude »
dérange, non pas parce que tu n’es pas droite, mais parce que ton tronc pousse
à l’opposé du reste des arbres de la forêt. Alors tu comprends que tu n’es pas
plus croche que les autres, tu n’es juste pas de la même essence de bois que
tes congénères et que tu pousses différemment. Ni pire, ni mieux. Mais tu es
davantage jugée et confrontée à encore plus d’exigences illogiques envers toi
que les exigences que les autres s’imposent à eux-mêmes entre eux. Comme il
doit être confortable et réconfortant de suivre l’orientation générale du boisé...
mais tu ne sais pas. Toi, tu es arquée dans le sens opposé, tu penches vers la
gauche et non vers la droite. Mais tu es ainsi. Tu découvres que tu dois
t’aimer inconditionnellement dans l’angle où inévitablement tu te développes. Tu
dois juste choisir d’accepter cet axe dissemblable comme un étrange cadeau que
la nature t’a octroyé…